"Sans-grade" et élites face à face, par Martin Hirsch
Martin Hirsch est maître des requêtes au Conseil d'Etat et président d'Emmaüs France.
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Source : LE MONDE 22.07.05 13h20 ?
Quand on fréquente le milieu des classes dirigeantes et celui des "sans-grade", on ne peut être que frappé par un double désarroi, parfaitement symétrique. Là-haut, la France est décrite comme dans un état "préinsurrectionnel".
"N'est-ce pas que cela va exploser ?" , dit-on dans les dîners. "Cela ne pourra pas durer longtemps comme cela !" , renchérit-on sur les terrasses. "Quand pensez-vous qu'aura lieu l'insurrection ?" , interroge-t-on dans les couloirs des cabinets ministériels. Parmi les sans-grade, le sentiment prévaut que rien ne change, que les mêmes erreurs sont commises par les élites, où l'aveuglement règne. Ils s'étonnent de ce mélange de réflexe suicidaire et d'une immortalité qui fait penser aux séries de science-fiction : quoi qu'il arrive, on les retrouve toujours. C'est d'ailleurs l'un des paradoxes de la situation politique française, bien connu mais mal analysé : nous sommes le pays dans lequel chaque élection depuis vingt ans aboutit à la défaite de ceux qui sont en place, mais où la classe politique se renouvelle le moins. Nous cumulons les inconvénients de l'instabilité avec ceux de la sclérose !
Il est curieux de voir ainsi les classes dirigeantes intérioriser aussi fortement le principe d'une insurrection, comme si elle était justifiée et méritée ! Il est aussi surprenant de voir l'indulgence du peuple et, finalement, sa faible mobilisation, signe d'une crainte plus que d'une confiance. Alors, plutôt que de prédire ou d'attendre le soulèvement, essayons de voir ce qui pourrait agir sur le climat et l'améliorer.
Premier constat frappant : la question des inégalités a été évacuée du débat politique. Il ne suffit pas de s'indigner à grands cris, face à la "révélation" du montant des indemnités de départ d'un grand patron ou de gloser sur le concept de discrimination positive pour faire renaître le sentiment de justice.
Il faut remettre la question des inégalités au c?ur du débat politique. Lesquelles sont inacceptables, par nature, selon leur niveau, ou en fonction de leur caractère transitoire ou durable ? Lesquelles seraient légitimes ? Comment agir sur leurs causes et non pas simplement atténuer leurs effets ? On ne peut pas réformer un pays quand flotte un sentiment d'injustice ni être exigeant vis-à-vis de l'effort, sans convaincre que celui-ci est équitablement réparti.
L'absence de discours structurant sur les inégalités accroît les frustrations et décrédibilise toute action réformatrice. Les écarts d'espérance de vie entre catégories sociales sont forts en France et s'accentuent. Comment, dans ces conditions, retarder uniformément l'âge de la retraite ? Quant à ce qui est reproché aux hauts revenus, ce n'est pas tant qu'ils sont hauts, c'est surtout qu'ils continuent à augmenter quand pauvreté et chômage s'aggravent. Il ne suffit pas de dire qu'il y aurait d'un côté des personnes surprotégées qui feraient obstacle à toute réforme, favoriseraient les rigidités de la société, jalouses de leur statut, au détriment de tous les précaires. Ce discours sous-entend qu'automatiquement, un peu moins de protection pour les uns se traduirait par un peu plus de facilité et de stabilité pour les autres. Or, on constate au contraire une diffusion des phénomènes de précarité.
Inégalités et protections sont les deux paramètres-clés du contrat social. Faute de doctrine sur les unes et sur les autres, le débat sur le modèle social reste superficiel et hypocrite. C'est le deuxième point sur lequel il faut insister.
Notre fameux modèle social ! Qui peut prétendre de bonne foi que notre système social mérite ce qualificatif ? Nous avons simultanément des dépenses élevées, des déficits qui se creusent, un
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