L'Express du 20/06/2002
Irlande
Le sourire de Dublin
par Patrick cauvin
avec les Guides Gallimard
coordination Françoise de Maulde
Pubs chaleureux et expos haut de gamme, frites en cornets et façades bariolées, la ville de James Joyce et de U 2 condense dans ses rues toute la gaieté du monde
En gaélique, dubh linn veut dire «eau noire». C'est en effet sur les bords de la Liffey, petit fleuve côtier coloré par la tourbe, que s'établit en 841 le camp viking qui donna naissance à la ville. La capitale concentre aujourd'hui un tiers de la population irlandaise et abrite, dit-on, plus de 600 pubs.
Temple Bar est un mélange de vieux quartier à fripes, de théâtres locaux, d'expos haut de gamme, de pubs tonitruants et chaleureux. Passage obligé, il est recommandé, en particulier aux nostalgiques de l'enfance, de s'y faire servir un monceau de frites semblables à celles qu'ils ont dû dévorer autrefois à la fête foraine, dans des papiers gras, entre deux tours d'autos tamponneuses. Les plateaux de bière passent au-dessus des têtes, les rires sont larges, les serveuses gentilles, les clients bavards; dehors, il brouillasse, mais qui s'en aperçoit?
Il est aisé de comprendre, après quelques pas dans la capitale, pourquoi des écrivains français décident de s'installer en ces lieux. Il doit bien y avoir quelques considérations fiscales, diront les mauvaises langues, mais l'essentiel n'est pas là . L'essentiel est que les Dublinois dressent des statues aux romanciers. Vous me direz qu'en France aussi il suffit de se balader dans Paris pour rencontrer trois Balzac, deux Musset, un Zola...
Certes, mais ces braves gens sont dans un fond de square, au cimetière, perchés sur un piédestal, cernés de pigeons et de muses admiratives qui leur couvrent le front de palmes de calcaire: tout cela sent le triste hommage mortuaire… Tandis qu'ici, sur le trottoir, entre une boîte aux lettres et un magasin de fringues, sur qui je tombe, arpentant, faraud, sa bonne ville? James Joyce! C'est lui, bien vivant dans son bronze, le chapeau cassé à l'arsouille, la jambe alerte, l'air d'un type décidé à s'en jeter un derrière la cravate à condition qu'il soit suivi de quelques autres. Dans la ville qu'il a aimée, le poète continue la balade. Le piédestal, ce sera pour plus tard, espérons-le, pour jamais. Le voici, sculpté sur le vif.
Quelques mètres plus loin, après m'être heurté au créateur, voici la créature. Trimbalant sa voiture des quatre-saisons au ras du trottoir apparaît Molly Molloy, celle dont le monologue fit basculer la littérature. Vous me direz qu'à Paris on peut voir Monte-Cristo et d'Artagnan, mais personne ne les regarde, ils sont trop haut perchés, inaccessibles. Ici, au contraire, on peut, en passant, caresser la joue de la belle Molly ou tapoter l'épaule de celui qui écrivit Gens de Dublin et qui en est devenu un, pour l'éternité.
Un mélange de poésie, de bitume,
de gosses en rollers...
Dublin oublie qu'elle est un port, on peut continuer longtemps la promenade sans s'en rendre compte. Quelques décorations de pubs, quelques vitrines d'antiquités le rappellent: lanternes de cuivre pour vieux rafiots drossés par les tempêtes, brûle-gueule sculptés au temps où la marine avait des voiles... Aujourd'hui, la richesse est ailleurs, elle n'a jamais été sur les eaux, ces eaux sur lesquelles partirent les familles, du temps de la misère noire, et dont les quais n'ont pas gardé la trace. Très légèrement imprégné de bière rousse (il n'est que 21 heures), un client accoudé au comptoir m'affirme que, sans eux, les émigrants de la verte Erin, ce seraient les fils de Geronimo qui, aujourd'hui, gouverneraient l'Amérique. Il me regarde, lève sa chope et ajoute: «Et, croyez-moi, ce serait bien mieux que ça.» Nous trinquons aux Irlandais qui firent des Etats-Unis la grande banlieue de Dublin.
Je vais me permettre deux conseils. Si vous traînez, et c'est ce qu'il faut faire, un peu tard dans des endroits où l'on danse, et que l'on vous demande quel est votre groupe musical favori, n'oubliez jamais de citer U 2. C'est une institution locale. J'avoue être assez loin de ce genre d'univers, m'étant toujours senti plus proche de Verdi que des Rolling Stones. J'ai donc, un soir, avoué mon inqualifiable péché: je ne connaissais pas U 2. Je me suis retrouvé sur une piste de danse, devant une octogénaire déchaînée qui m'a entraîné dans une sorte de gigue endiablée et complexe, et, tandis que le public hurlait autour de nous, je constatai que tous connaissaient les paroles de la chanson à la perfection, bien que je ne sois pas encore parfaitement sûr que c'en fût une. En tout cas, ça ne ressemblait pas du tout au «Miserere» du Trouvère. J'ai terminé exténué, conscient de mes lacunes musicales et chorégraphiques en trinquant à la Guinness avec ma cavalière pas du tout essoufflée. C'était le premier conseil.
Le second concerne les couvre-chefs. Je m'adresse ici aux hommes comme aux femmes. Tous les historiens vous le diront, l'Irlande, c'est la casquette. Regardez les photos, des plus récentes aux plus anciennes: le peuple dublinois la porte. Il y a bien quelques exceptions, certains hommes au début du siècle dernier arborent le chapeau melon, ou même le haut-de-forme, mais ce sont là des prétentieux égarés dans la foule, des originaux, voire peut-être des Anglais… Or, en ce début de IIIe millénaire, en me baladant dans la grand-rue un samedi après-midi, je m'aperçois avec stupéfaction que la bonne vieille casquette irlandaise, ample, solide, indestructible, à visière courte, de tweed vêtue, la fidèle compagne éternellement familière à tout Irlandais digne de ce nom, a disparu. Elle est remplacée par ces coiffures de toile colorée portant les sigles d'équipes de football ou des personnages de dessin animé. Bien sûr, je me dis que nous, Français, ayant fini de porter le béret, pourquoi les Irlandais ne quitteraient-ils pas la casquette? Les temps changent, mais un ami finit par m'en dégoter une, défiant ainsi les méfaits de la mondialisation. Attention, gens de Dublin, l'un de vos particularismes disparaît!
Le soir tombe sur la ville, les ponts, les places, les rues sont encombrés. Je quitte ce lieu avec regret, certain d'avoir laissé échapper bien de ses secrets, mais une impression demeure, la plus forte: tous ces gens ont l'air de se connaître, ils se parlent, s'interpellent, ils ont l'air bien ensemble. Je n'ai jamais eu cette impression dans d'autres capitales, ou, tout au moins, jamais aussi intensément. Et je me dis que c'est peut-être cela avant tout, une ville: quelque chose qui crée une connivence dans le regard de ses habitants. Une alliance, un mélange un peu miraculeux fait de poésie, d'âme, d'histoire, d'enseignes, d'encombrements, de bitume, de reflets de néons dans les vitres et de gosses en rollers le long de la rivière… Oui, ce doit être tout cela qui rend inoubliable le sourire de Dublin.
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